« Cependant, cela ne fait pas de doute que la société a besoin de constructions symboliques, et plus encore quand elle affronte des faits si difficiles à assumer par la raison. Et c'est de cela dont nous allons parler aujourd'hui, demain et après-demain. Du rôle que joue ou peut jouer l'art dans un débat plus large sur les disparus, de la possibilité de la représentation de l'horreur, des limites de cette représentation et de sa transcendance, ou de sa non-transcendance, politique, et aussi de la question de savoir si les arts du visuel peuvent construire des "lieux". Si elles peuvent jouer un rôle dans la restitution du disparu au temps historique duquel il a été arraché ».
Créée il y a deux ans, cette rubrique entend explorer les relations complexes du culturel et du politique. L'ouverture que cet espace permet n'est pas formelle, elle n'est pas que thématique, notre propos est de rendre possible le dialogue avec des interlocuteurs dont nous partageons un certain nombre de préoccupations, quelles que soient les disciplines, voire les métiers des uns et des autres. Priorité, en effet, est donnée aux artistes (plasticiens, musiciens, écrivains, notamment) sans qu'ils aient l'exclusivité. L'important pour nous est l'échange, et les possibles articulations entre une œuvre, une pensée - non nécessairement issue du monde universitaire - et les grands pôles de recherche de notre revue. A plus d'un égard, notre rubrique est un « chantier », un terrain d'expérimentation : nous cherchons et proposons, d'un dossier à l'autre, ce que nous pensons être la manière la plus juste de présenter - quels que soient les sujets -, une démarche, une voix. Ce chantier nous le revendiquons pour autant qu'il nous permet d'explorer tous les jours les modalités mêmes d'un dialogue possible, en dépit des éventuelles différences.
Le 15 août 1972, à 18 h 24, commence une opération menée par trois organisations politiques dans la prison de la ville de Rawson. Située à 1 500 kilomètres de Buenos Aires, en Patagonie, cette prison dite de haute sécurité est réputée inviolable en raison de son isolement géographique. On dénombre alors environ deux cents prisonniers politiques à Rawson. Cent dix prévoient de s\'évader.
Les « disparitions » ont été abordées à plusieurs reprises par cette revue ; j'y ai également consacré une recherche 2. D'une publication à l'autre, et en dialogue avec divers interlocuteurs, nous avons, en tant qu'équipe, tiré le fil politique pour interroger les logiques à l'oeuvre et les effets nombreux et complexes de l'invisibilité des corps. Sans disqualifier le travail effectué, ce dossier entend prendre le mot « disparu » à contre-courant et le déclarer impropre à nous présenter ceux et celles que l'on a tués et rendus invisibles, du temps où ils étaient vivants. Là encore - c'est l'option majeure de cette rubrique - il s'agit de décaler le regard pour considérer la vie antérieure et « ce qu'ils ont fait ».
Le dispositif est une sorte de toute petite scène éclairée par deux ampoules électriques. L'une côté cour. L'autre côté jardin. Côté cour, un vase. On le dirait ancien. Couleur ocre. Tout comme la toile de fond. Rien d'autre. Soudain, une main fait son entrée, va vers le milieu de la scène ; un des doigts semble se glisser dans quelque chose. Dans quoi ? On ne voit que le fond ocre. Pourtant, le bout du doigt disparaît. Puis, réapparaît. Très lentement la main saisit le vase ancien et le transporte vers ce même point situé au milieu de la scène : le vase est couché, comme suspendu dans l'air. La main ramène le vase à sa place avant de se diriger vers l'une des ampoules : elle en masque en partie la lumière. C'est alors qu'on la voit. Le contour apparaît clairement sous l'effet de cette lumière diffractée : c'est le contour d'une bouteille, ocre elle aussi, située au milieu de la petite scène. Visible seulement si l'une des ampoules est masquée. Invisible sous trop de lumière.